Il est temps d’aborder la décennie « magique »  de mon grand-père.

À ce moment là, il est âgé de 45 ans, dont 32 ans de décoration !

Je ne sais comment a germé l’idée en lui de se présenter au prestigieux concours des meilleurs ouvriers de France (M.O.F),  mais en 1952, il franchit le pas.
Je pense que l’influence de Jacques Masse n’est pas étrangère à cette idée. En effet, André Baly, le chef d’atelier « Grand Feu » se présente lui aussi à ce concours.
Il est bien évident que si des décorateurs venaient à obtenir des distinctions à ce prestigieux concours, cela aurait des retombées indéniables  en terme de notoriété, pour la faïencerie.

Aux dires de ma mère, avec André Baly, ils étaient deux amis. Mon grand-père disait de lui que c’était un décorateur hors-pair.

Elle se rappelle quitter ensemble la faïencerie comme sur la photo ci-contre.

Je savais donc que mon grand-père avait reçu une médaille de vermeil à ce concours, mais tout cela était flou.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, à Desvres en 2011, on comptait sur les doigts d’une main, le nombre de personnes se souvenant de cela !
D’après mes recherches, ce furent pourtant les seuls décorateurs à Desvres, à recevoir une telle distinction, toutes faïenceries confondues. Cela ne veut pas dire qu’eux seuls en avaient la capacité, mais qu’eux seuls ont concouru !
Pour avoir confirmation, je m’étais dit que cela irait très vite, que le COET (comité d’organisation de l’enseignement technique) qui gère l’organisation de ce concours sous l’égide du Ministère de l’Education Nationale, allait pouvoir m’aider…

L’accueil téléphonique fût :

-1° nous n’avons pas d’archive,
-2° nous ne savons pas où est-ce que ces dernières sont reversées,
-3° la médaille de vermeil ? Jamais entendu parlée !
-4° Mr André Baly est bien enregistré chez nous, comme médaillé d’or, seule médaille qui donne le titre de « Meilleur Ouvrier de France ».
J’épargnerais au lecteur, le récit de trois ans de recherches pour trouver les archives du concours des M.O.F, mais pour vous donner juste un ordre d’idée, voici les organismes/administrations que j’ai contactés pour les retrouver !
– Archives nationales de Fontainebleau,
– Ministère de l’éducation nationale à Paris, et plus spécialement au bureau du cabinet du Ministre, département des distinctions honorifiques,
– Archives départementales du Pas de Calais,
– Archives départementales du Nord,
– Archives municipales de Lille,
– Archives de la ville de Paris,
– DILA (Direction de l’information légale et administrative)
– Enfin et à nouveau les Archives nationales qui entre temps avaient déménagé en grande partie à Pierrefitte Sur Seine, et avaient récupéré lesdites archives, qui étaient en cours de versement. (d’où la difficulté à les trouver !!!)

Je me suis donc penché sur les origines de ce concours.

Les règles de ce concours ayant beaucoup varié au cours de la 1ère moitié du XXème siècle, je trouvais l’essentiel de ces dernières, dans la fiche de recherche AN47 des archives nationales : « distinctions honorifiques de l’Education Nationale »:
MÉDAILLE DE L’ENSEIGNEMENT TECHNIQUE
Créée par un arrêté du 14 juin 1921, lui-même modifié par un arrêté du 10 mai 1957, la médaille de l’enseignement technique comporte quatre échelons (bronze, argent, vermeil, or) et est attribuée par le ministre de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports en deux promotions annuelles, les 1er janvier et 14 juillet.

En outre, il faut savoir que toute distinction honorifique française fait l’objet d’un arrêté publié au « Bulletin officiel des médailles et récompenses » : Des prestigieuses palmes académiques, jusqu’à la médaille de l’enseignement technique, en passant par celle du mérite agricole ! Mais en 1952 : rien, même André Baly n’y figure pas !!!

Malgré tout, en lisant cela, je reprenais un peu espoir. Il existait bien une médaille de vermeil et qui venait juste derrière celle d’or !
Pas étonnant, car ma grand-mère m’a toujours dit que mon grand-père et André Baly, étaient arrivés quasiment ex aequo au concours. C’est quand même assez incroyable que deux chefs d’ateliers de la même faïencerie, se soient retrouvés ensemble à un tel niveau, au même concours !
Je suis donc allé à Pierrefitte sur Seine pour prendre connaissance de ces archives.
J’y ai trouvé le document qui sert en quelque sorte de bulletin officiel : il s’agit du livre « VII Exposition Nationale du Travail : Les Meilleurs Ouvriers de France » édité par les Ministères organisateurs de l’époque.

On y voit notamment, qu’en 1952 dans le Groupe XIII (Céramique et Verrerie), Classe 2 (Céramique d’art) 5 décorateurs ont reçu la médaille d’or : dont bien sûr André Baly. Vous noterez aussi que deux décorateurs de Digoin font partie du lot. Et dire que mon grand-père a passé une partie de la guerre dans cette ville …
Ci-après les conditions d’inscription au concours du M.O.F. (l’aparté concernant Louis XVI vaut le coup d’être apprécié à sa juste valeur…)
Le calendrier et processus de nomination
A la lecture de ce document, on sait donc que les pièces ont été réalisées à la faïencerie Masse, puis envoyées soit sur Boulogne sur Mer, soit sur Lille pour être jugées au niveau départemental ou régional. Je n’ai pas réussi à savoir dans quelle ville, ce jugement de 1er degré a eu lieu. Probablement à Lille car à l’époque et pour l’enseignement technique, le Pas de Calais dépendait du Nord.
Je trouvais tout cela fort enrichissant, mais toujours pas de grand-père à l’horizon sur un quelconque document officiel, ou pour le moins, inventorié dans un écrit !
Alors je me suis penché de près sur cette fameuse : VIIème Exposition Nationale du Travail du 28 mars 1952 organisée à Paris au Palais des Arts Modernes (maintenant appelé « Palais de Tokyo »).
Je n’ai pas trouvé les archives photographiques, par contre chez un bouquiniste parisien spécialisé dans cette période, j’ai trouvé un document précieux.
Comme on peut le lire dans le calendrier d’organisation, en février 1952, les œuvres furent exposées au niveau départemental /régional, dans un premier temps, afin d’y être jugées.
Les œuvres non sélectionnées par le jury ne pouvaient pas se retrouver à cette exposition nationale de mars, et devaient être retirées avant une date butoir.

Or dans ce « livret » édité par la République Française, concernant les exposants « jugés aptes », bien sûr on retrouve André Baly, mais surtout on trouve le nom de mon grand-père dans la catégorie XIII, céramique d’art !
De surcroît au milieu d’une trentaine d’autres décorateurs venant entre autres, de Limoges, Digoin, Nevers. Probablement, tous ceux qui avaient du recevoir une médaille, que cette dernière fut d’or, de vermeil, d’argent ou de bronze !

A l’époque, ce concours avait un retentissement national. N’oublions pas que nous sommes en pleine période de reconstruction et qu’il était aussi un moyen de « propagande » afin de promouvoir le travail, certes d’excellence, mais travail avant tout ! D’ailleurs, vous avez lu précédemment que ce concours fut créé juste après la 1ère guerre mondiale, dans des conditions économiques similaires !

Je suis intimement convaincu que la presse ou les services de presse des Ministères concernés, possèdent des photos, mais je n’ai pas réussi à les localiser.
Ce dont je suis quasiment certain, c’est que la faïencerie Masse Frères avait des photos de ses deux employés et de leurs pièces lors de cette exposition, mais ces photos ont très probablement fini dans une benne à ordures !!!

Enfin, j’allais trouver la preuve écrite, que mon grand-père avait bien reçu une médaille de vermeil à ce prestigieux concours. Et cette preuve se trouvait presque chez moi…
Un jour, ma mère en fouillant dans ses placards, a trouvé un vieux livre sur la céramique, sur lequel il y avait une indication concernant mon grand-père ! J’avais enfin bouclé la boucle !

«  »Il est fort probable que ce fut le seul cadeau qu’il ait reçu à titre de récompense. En effet, je ne me souviens pas avoir vu une quelconque médaille de vermeil, ni même un diplôme de ce concours, chez ma grand-mère, ce qui semble assez surprenant !
Mais je sais par les récits de cette dernière, qu’il a eu deux autres « cadeaux ».

Un officiel : Tous les exposants figurant sur ce livret, ont eu droit à une visite privée de la manufacture de Sèvres !!! Elle me disait qu’à chaque fois que mon grand-père en parlait, il avait les yeux qui pétillaient ! Je suis allé visiter le « temple de la céramique française » et bien sûr, j’ai compris pourquoi …

Un officieux : ma grand-mère m’a souvent raconté aussi qu’il avait profité d’un « quartier libre » pour aller flâner à Montmartre.
Quand un peintre vient à Paris pour la première fois, c’est presque un passage obligé ! D’autant qu’en 1952, si la « butte » n’est plus depuis longtemps, le Montmartre du bateau-lavoir, le « village » est encore loin d’être devenu la carte postale touristique que nous connaissons aujourd’hui !
J’ai toujours pris plaisir à entendre cette anecdote, car je savais que c’était la première fois de sa vie, où mon grand-père s’éloignait de Desvres (excepté pour ses périodes militaires). Et je sais que ce fût la seule fois où il vint à Paris ! A cette époque, la capitale était souvent la destination touristique d’une vie. Et la sienne fût courte !

J’en arrive (enfin ! me direz vous) à la question : ai-je les pièces décorées par mon grand-père pour ce concours ?

La réponse est : Oui !
J’ajoute : j’ai même les sujets de ce concours !

Voici donc les sujets écrits !
1° L’épreuve sur cru (Grand feu)

Là aussi, comme expliqué précédemment, dans cette technique, les repentirs sont quasi impossibles. On impose donc au décorateur un décor somme toute complexe où, j’allais dire : « le premier coup de pinceau doit être le bon » !
Ci-dessous, on peut admirer une superbe plaque de faïence en Moustiers, sortant de la fabrique Clérissy représentant une scène de chasse inspirée des gravures de peintre florentin Antonio Tempesta.

© Musée Arbaud Aix en Provence
Comparez le 2ème cheval et cavalier en partant de la droite de la plaque, avec le cheval et cavalier du sujet ci-dessous…
Et comparez-les aussi avec ceux de l’assiette décorée pour le concours !
© Musée Arbaud Aix en Provence
Les gravures d’Antonio Tempesta, notamment celles représentant des scènes de chasse, ont influencé nombre de centres céramiques de l’époque, comme Moustiers mais aussi Nevers. Dans la base de données du musée des Arts Décoratifs de Paris, se trouve le plat ayant servi de base pour le sujet du concours. Le plat original fait 49cm de diamètre, l’assiette fait 26 cm
© Nevers, musée de la Faïence, © Service des musées de France, 2014. © Rosen
Ci-dessous, l’assiette exécutée par mon grand-père
2° L’épreuve sur porcelaine (Petit feu)
Bien entendu, décor d’or sur fonds cobalt : un classique même encore aujourd’hui dans ce concours !
Il faut savoir que l’or liquide destiné à la céramique, est de couleur noire/marron. Sa couleur définitive ne se révèle qu’après la cuisson,
Quand vous devez l’appliquer sur un fond sombre, style bleu cobalt, la difficulté est accrue, car le décorateur a très peu de repères !
En exagérant un peu : il peint « noir sur noir ». Quand on voit en plus, la finesse du décor imposé, cela force le respect !
Voici les 3 assiettes en porcelaine décorées pour le concours
Au verso, des chiffres sont inscrits : il s’agit des numéros d’inscription, afin de garantir au candidat l’impartialité du jury.
Je n’ai pas réussi à trouver l’assiette originale correspondant au sujet. J’ai vu des assiettes similaires, notamment au niveau des cartels comprenant les oiseaux, dans les porcelaines de Paris. Mais peut-on exclure les manufactures de Sèvres ou de Limoges ?
Je voudrais faire un aparté sur le maniement de l’or à la faïencerie Masse (mais je suppose que cela devait être comme cela dans les autres faïenceries).

Ma mère se souvient très bien que dans l’atelier de mon grand-père, trônait une balance de précision (d’un modèle similaire à la photo ci-dessous, dit « Trébuchet »). Il était le seul à avoir la clef permettant d’accéder aux fioles contenant l’or liquide. Vu le prix de ce dernier, seuls les chefs d’atelier avaient le droit de le peser (au gramme près !) et seuls les décorateurs confirmés, pouvait décorer avec ce métal précieux.

Mon grand-père se livrait de manière empirique à des « expériences » (malgré son très faible bagage technique de céramiste, et pour cause !). Ma mère m’a raconté, qu’il allait souvent discuter avec les autres services afin de parfaire sa connaissance du métier (j’ai cru comprendre que c’était assez rare à l’époque, mais l’humilité, était une de ses nombreuses qualités).
Il s’essayait notamment dans le travail de l’or qui est, somme toute, assez complexe notamment au niveau des températures de cuisson. Ci-dessous, vous pourrez voir des « vases d’essai » d’à peine 10 cm, destinés à observer les réactions de l’or à la cuisson.
Les fioles verte et bleue ont un aspect « velours » au toucher. Mon grand-père avait mis au point cela tout seul. J’ai cru comprendre qu’il rajoutait du sucre aux pigments ?

La fiole rouge est assez contemporaine pour l’époque (Début des années 60) avec ses incrustations de paillettes d’or. Et je trouve que le résultat est somme toute, agréable.
Encore une fois, tout cela de manière empirique ! Je ne sais si ces essais ont débouché sur quelque chose ensuite.

Mais avant de poursuivre mon « carnet de voyage », je voudrais faire un aparté concernant André Baly, seul récipiendaire du titre de Meilleur Ouvrier de France desvrois. Il est resté jusqu’au début des années 70 à la faïencerie Masse Frères.
Bon nombre de décorateurs qui l’ont connu, se souviennent de son talent et de son extrême exigence en tant que chef d’atelier. Selon un ancien adjoint de direction, il fût même à l’origine de décors qui eurent un grand succès dans les années 60, comme le décor « Eglantinor » sur l’assiette ci-après :

Originaire d’Etaples, sa famille s’installe à Boulogne sur Mer, avant la 1ère guerre mondiale. Il intègre la faïencerie Delcourt début des années 20 ou il rencontrera sa future épouse, décoratrice comme lui. Ils se marient à Boulogne en 1933.

En 1958, il reçoit la médaille d’argent pour ses 25 ans d’ancienneté au sein de la faïencerie Masse. Dès lors, on peut estimer son arrivée au sein de cette dernière, vers 1933. Le rachat par les frères Masse de la faïencerie La Madeleine (Ex Delcourt) aura permis ce judicieux transfert à Desvres.

Un chef d’atelier « Grand feu » recruté en 1933, et un autre chef d’atelier « Petit feu » (mon Grand-père) recruté en 1935… En ressources humaines, on appelle cela : « étoffer les équipes ! ».

Les récompenses obtenues à ce concours quelques 20 ans plus tard, prouvent que la faïencerie Masse ne s’était pas trompée en les recrutant !
Je n’ai jamais pu voir une pièce réalisée par André Baly. J’ai appris qu’au décès de sa fille unique Monique, la somptueuse collection personnelle a été vendue par un commissaire priseur de la région.

André Baly est au deuxième rang sur cette photo dans l’atelier situé au 1er étage de la faïencerie Masse. A noter, les rangées de tiroirs derrière les décorateurs, servant à ranger les poncifs (n’oublions pas que nous sommes dans l’atelier « Grand Feu »). Au premier plan, c’est Emile Level, excellent décorateur qui fût formé auparavant dans l’atelier de mon grand-père.