En octobre 1935, mon grand-père quitte Géo Martel, pour aller exercer chez Mme Veuve Francis Masse. Il y deviendra rapidement chef décorateur (atelier sur cuit ou « petit feu » pour les puristes !).

Pourquoi ? Là encore, aucune certitude mais des suppositions.
D’une part, je suppose que chez Géo Martel, les chefs d’ateliers devaient être bien en place, et le seul moyen d’évoluer pour mon grand-père était de partir. D’autre part, cela correspond au moment ou les fils de Mme Veuve Masse, Robert et Jacques, commencent à la seconder activement dans la gestion de la faïencerie. Il est fort probable que le talent de mon grand-père ait été repéré par ces derniers…

Il arrive donc à 32 ans à la Faïencerie Masse, et travaille déjà depuis presque 20 ans dans l’univers de la faïence et a eu la chance extraordinaire d’être formé par Géo Martel pendant plus de 17 ans, et ce, pendant les années 20/30 ! Les pièces de faïence vues au chapitre précédent, prouvent à quel point l’enseignement prodigué, fût complet et exigeant !

Quittant Géo Martel, il quitte la maison qu’il y occupait pour aller s’installer route de Samer près de la cimenterie « La Desvroise ».
En 1937, naît sa fille Pierrette : ma mère ! Elle aussi, fera un court séjour (1953-1958) chez Masse Frères en tant qu’apprentie décoratrice, avant de se marier et suivre son mari vers d’autres horizons.
De cette époque d’avant guerre, je ne sais que bien peu de choses …
La France, sort d’une crise mondiale sans précédent. Dans son livre, Mr Rochoy rappelle bien la morosité ambiante de cette période dans le secteur faïencier desvrois, mais aussi dans la plupart des centres faïenciers français.

Durant les années 30, la faïencerie Masse, était toujours dirigée par Mme Veuve Francis Masse, (ce dernier, étant décédé prématurément en 1923) : les deux garçons de la famille, Robert et Jacques étant encore adolescents).

Sous l’impulsion de leur mère, ces derniers feront des études leur permettant, déjà dans les années 30, de participer activement à la gestion de la faïencerie et, en 1942, donner naissance à la société « Masse Frères ». Robert Masse sortira ingénieur de l’Ecole de Céramique de Vierzon et Jacques Masse sera diplômé de l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris.
Est-ce pendant ces années d’avant guerre, que mon grand-père décore cette bonbonnière en porcelaine, avec un liseré en or?

En effet, comme me l’a indiqué Mr Christian Masse, Mme Veuve Francis Masse, fin des années 20 début des années 30, avait lancé non pas une production, mais de la décoration sur porcelaine. Comme on peut le voir sur le document ci-après, à cette époque, la faïencerie était connue pour cela.

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Cela est confirmé par l’existence de nombreuses planches aquarellées de projets de décoration de porcelaine, réalisées du temps de Mme Masse. Sur celle ci-dessous, on peut en admirer une, dédiée exclusivement aux bonbonnières.  Bien que la qualité de la photo soit médiocre, je trouve que le modèle en vert (décor Chantilly) est assez proche de celui de la bonbonnière décorée par mon grand-père. Mais ceci sans certitude absolue !
Planche Aquarellée : Cachet « Vve Francis Masse » Projet Porcelaine Bonbonnières (Sèvres & Chantilly)

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Cela est confirmé aussi par cette page d’un catalogue « Vve Francis Masse » datant probablement de la fin des années 20, début des années 30. Très rare document photographique confirmant l’existence de pièces de porcelaine décorées au sein de la faïencerie. On peut même observer que des pièces figurant sur une des planches aquarellées « Vve Francis Masse » (7 Coffrets à décor d’amours : Vendangeurs, Enfant à la Chèvre, Danseurs, Anges musiciens, Amour à la Cage), sont en tous points identiques à celles de cette page. Mais le mystère reste entier quand à la réelle commercialisation de porcelaines par Vve Francis Masse…

De plus, aucune trace de l’éventuelle provenance des biscuits de porcelaine.
Une hypothèse : des biscuits qui proviendraient de la faïencerie de la Madeleine (Ex Henri Delcourt) à Boulogne sur Mer. En effet, comme en atteste le document ci-dessous, les frères Masse, rachetèrent les moules de cette faïencerie en 1933, lors de sa liquidation. Et même les planches aquarellées, qui seront vendues en 2006 avec celles de Masse Frères, suite à la liquidation définitive de cette dernière !

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 Les deux faïenceries étaient-elles déjà en relation d’affaires, à minima pour l’approvisionnement de biscuits en porcelaine, dans les années précédant la liquidation de 1933 ? Fort possible, mais là encore, aucune certitude.
Pour en revenir à la bonbonnière, il est plus que probable que suite au rachat de « La Madeleine», des biscuits de porcelaine ont dû être récupérés. De plus, la forme de cette bonbonnière est bien dans l’esprit de celles sorties par cette faïencerie.
Si tel était le cas, cela voudrait dire que cette pièce a pu être décorée entre 1935 et 1939. En effet, Il est quasi certain que la deuxième guerre mondiale ait signé l’arrêt de la décoration de porcelaine, lancée par Mme Veuve Francis Masse.

A noter que le jour de la liquidation de Masse Frères, a été miraculeusement sauvé, un somptueux livret de planches sur la porcelaine de Sèvres, qui « trainait » par terre dans l’ancien atelier de mon grand-père… Livret probablement acheté par l’épouse de Francis Masse, ou peut-être par son fils Robert, chargé du secteur de la décoration qui était diplômé de l’école de céramique de Vierzon.
Car la décoration de la porcelaine, voulait s’inspirer essentiellement de Sèvres. Encore une « escale », qui mériterait d’être approfondie. Mais à ma connaissance, les pièces de porcelaine décorées sous l’ère de Mme Veuve Francis Masse, ne sont pas légion ! En ce sens, la bonbonnière de mon grand-père est une « pièce rare ».

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On peut observer sur les deux planches aquarellées « Vve Francis Masse » ci-dessous,  que le décor « Sèvres » était le décor phare mis en avant Mme Vve Francis Masse, afin de promouvoir sa collection de porcelaines. Bien sûr le décor « Chantilly » n’était pas en reste non plus.

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Mais pendant ce temps, la montée du nazisme en Allemagne se faisait de plus en plus inquiétante, et ce que beaucoup prédisaient et redoutaient, allait se produire. En septembre 1939, la France rentre en conflit avec l’Allemagne.
Robert et Jacques Masse, sont mobilisés, entrainant la fermeture de la faïencerie. Début 1940, les bombardements détruisent le quart de cette dernière.

En septembre de la même année, Jacques Masse est démobilisé en zone libre mais revient en « zone rouge » à ses risques et périls. Après avoir embauché une vingtaine d’employés, il répare une partie des dégâts et tente une première fois de relancer l’activité. Mais l’impossibilité de s’approvisionner en charbon et les entraves imposées par les forces allemandes amènent à nouveau à l’arrêt de l’activité. Il faut savoir que des officiers allemands occupaient une partie de la maison habitée par la famille Masse…

En 1941, les forces italiennes remplacent les forces allemandes permettant une reprise de l’activité plus que réduite. Il semblerait que ce soit les  Grands Magasins de Paris qui aient permis une amélioration de la production durant cette période de quasi arrêt de l’activité économique.

Début 1942, Robert Masse tente comme son frère deux ans plus tôt, de regagner la « zone rouge ». Il est arrêté à Tours, et ce n’est qu’en août de la même année qu’il arrive à Desvres. C’est à ce moment précis, qu’intervient la création de la société « Masse frères » en lieu et place de la faïencerie « Veuve Francis Masse ».

De janvier à août 1945, Jacques Masse est à nouveau mobilisé et fait la campagne d’Allemagne avec la 1ère armée. A son retour, il reprend ses fonctions de gérant acquises en août 1942.

Mon grand-père quant à lui, et suivant la formule consacrée, est lui aussi rappelé à l’active en février 1940 à l’âge de 37 ans, pour être affecté comme ambulancier à Digoin : la faïence mène à tout ! Curieuse coïncidence, quand on sait que cette ville est un centre faïencier bien connu. Son statut de soutien de famille, le ramène assez rapidement à Desvres.

D’ailleurs, c’est pendant la guerre que sa famille déménagera à nouveau pour venir s’installer au 77, Chaussée Brunehaut (là où je suis né, et là où il est décédé).
En effet, beaucoup pensaient que la cimenterie de la Desvroise serait une cible pour les belligérants, et eu égard à la précision somme toute relative des lâchers d’obus de l’époque, on leur avait fortement recommandé de quitter le quartier où il résidait.

Je sais de cette époque, qu’il avait construit un abri sous terrain au fond de son jardin avec ses voisins, pour s’abriter lors des fréquentes alertes aériennes. Ma mère s’en souvient encore, alors qu’elle n’avait pas 10 ans…
Mon grand-père fit très probablement partie de ces quelques employés qui reprirent la production dès 1941.
D’autant que la main d’œuvre en cette période de conflit se raréfiait. En atteste ce courrier daté de 1941, émanant du comité d’organisation des industries et métiers d’art, s’inquiétant de l’exode des apprentis, dénoncé par les faïenceries desvroises.

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Mon grand-père a-t-il pris part à l’élaboration de ces carreaux commandés par les forces d’occupation, comme en atteste ce bon de commande datant de novembre 1942, soit deux mois après l’installation à Desvres, de l’unité allemande n° 771 ? Ce dernier demandant la livraison à l’administration militaire, de 16 carreaux de type Delft, et devant porter les armoiries des villes sus mentionnées.

Probable, même si l’absence d’élément factuel, nous empêche d’être catégorique

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J ‘ai mis en comparaison ces deux bons de commande des forces d’occupation, pour d’une part, montrer qu’entre novembre 1942 et mai 1943, on passe d’une entête « Firme Francis Masse » à une entête « Masse Frères Succ », et d’autre part, pour confirmer que ces derniers se présentaient comme une manufacture de faïences et de porcelaines. Dans les faits, était-ce encore le cas pour la porcelaine ? Probablement non, mais je n’ai pu trouver aucune information fiable, confirmant ou infirmant cela.

On peut noter, que bien que décoré chez Masse Frères en 1942, ce carreau comporte le cachet  au coq « Charles Fourmaintraux ». Il faut savoir que la faïencerie Masse n’a jamais fabriqué de carreau à proprement parlé. Elle fabriquait ce qu’on appelait communément des « pavés ». Elle se fournissait donc en « biscuit » ou en « blanc » (carreau vierge), auprès de Charles Fourmaintraux & Delassus, qui était la référence à Desvres. Et ce, même dans les décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale.

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Mr Paul Freydt m’a transmis la photo du carreau ci-dessus, très probablement décoré par le même décorateur, tout à fait dans la même veine que le précédent : Biscuit de chez Fourmaintraux-Delassus et décoration de chez Masse-Frères.

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Encore un exemple de carreau décoré en 1943, pour une unité allemande chargée de la pose de mines dans la Manche. C’était un moyen pour les soldats allemands de conserver un souvenir de leur passage dans la région.

Dans le même ordre d’idée, dans un article la revue Sucellus co-écrit par Mme Acquart et Mr Massardier, 5 carreaux comportant le cachet au coq « Fourmaintraux-Delassus » mais décorés entre 1944 et 1945 et comportant la mention MF (Desvres). 4 de ces carreaux appartiennent à un collectionneur privé (reproduits ci-dessous) et le 5ème serait actuellement sur Desvres.

J’ai réussi à retrouver dans ma famille, un cendrier en tout point identique à l’esprit de ces carreaux, et décoré par mon grand-père qui fût longtemps chez ma grand-mère. Ceci ajouté au fait qu’en 1944/1945, les décorateurs chez « Masse Frères » dans l’atelier « petit-feu », capables de décorer de tels carreaux ne devaient pas être légion, fait qu’aujourd’hui je peux affirmer que ces  carreaux ont tous été décorés par mon grand-père. A noter qu’il n’y avait pas loin à aller pour s’inspirer comme on peut l’observer sur la photo : un char des forces alliées lors de la libération de Desvres en 1944, rue des potiers…

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En 1943, il décore les « cendriers/vide-poches », ci-dessous. Ce décor, que certains chez Masse, appelaient du « Rueil », était beaucoup pratiqué dans les années 50, dans l’atelier « petit-feu » de mon grand père : ma mère s’en souvient encore !

De plus, dans le livre de Mr Paul Freyd « Manufactures françaises sous occupation allemande » figure une soupière (dite « à la pomme ») de chez Masse, avec le même type de décor et comportant dessous la mention manuscrite de mon grand-père  » Soldatenhein Audresselles » (Foyer de soldats d’Audresselles).

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De cette époque, je possède ce service complet décoré par mon grand-père et offert à ma grand-mère pour la fête des mères de 1944.

Le décor est le même que celui du « cendrier/vide-poches » ci-dessus. Je suppose que ce style de décor était facilement réalisable et ne coûtait pas trop cher, eu égard à l’époque que vivaient les faïenceries desvroises. On se devait de faire tourner ces dernières dans un contexte difficile de restrictions, en attendant des jours meilleurs, mais l’heure n’était probablement pas au Marseille ou aux Sceaux Anges !!!

Mais surtout, ce somptueux présentoir de soupière en Marseille Paysage, datant de décembre 1944. Je n’ai jamais connu la soupière ad hoc, car le présentoir a toujours été accroché au mur chez ma grand-mère.
En outre, cette pièce aura son importance, car elle me permettra par la suite d’authentifier deux autres pièces de lui, qui se trouvent, une au musée privé « A la belle époque de la faïence de Desvres» (Nous verrons cela un peu plus loin), et une, chez un collectionneur privé

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On retrouve d’ailleurs chez ce même collectionneur, le même décor, mais sur une gourde (N° 2266) montée en pied de lampe. La face en Marseille Fleurs est aussi caractéristique du travail de mon grand-père

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 J’ai retrouvé dans les archives de la faïencerie Masse, un carnet rempli et dessiné par mon grand-père, datant de l’après-guerre, qui recensait les différents modèles déclinés en plusieurs décors pour un célèbre marchand parisien (Yves Marie Bozellec).

Ce n’est pas un hasard si on retrouve à l’intérieur, ce modèle de Marseille Paysage ». Ce dernier avait beaucoup de succès. Ce marchand parisien en contact avec Mr Renaud, représentant de Masse Frères sur Paris au sortir de la deuxième guerre, était doreur et abat-jouriste. Son épouse était décoratrice sur faïence. Ils commandaient des pieds de lampe, des bougeoirs, des lustres décorés chez Masse et eux fabriquaient des abat-jour décorés en accord avec ces dernières.

Mon grand-père était chef de l’atelier sur cuit (Petit feu), de ce fait, les décors souvent à l’honneur étaient donc le Sceaux, l’Aprey, le Delft doré ou polychrome, mais surtout le Marseille dans l’esprit de la Veuve Perrin. Soit du Marseille Fleurs, soit du Marseille Paysage.
Il a maitrisé nombre de décors, mais c’était celui qu’il affectionnait le plus, aux dires de ma mère et d’anciens employés qui l’ont bien connu.
Probablement car il lui laissait une marge de « créativité », que les autres décors ne lui laissaient pas.
On peut penser que l’enseignement reçu au sein de la faïencerie Géo Martel, n’est pas étranger au goût pour ce décor (et pour le Delft). En effet, nous sommes bien loin du décor dit « Lambrequin »…
Est-il besoin de le rajouter : point de chromolithographie (« Chromo » suivant l’expression des décorateurs), dans l’exécution de ces pièces… Procédé qui fera son apparition, dans les années 50, au sein de la faïencerie Masse, notamment pour le décor « Strasbourg ».

Chez ce collectionneur, j’ai pu aussi découvrir l’assiette ci-dessous, en Marseille dite « A la bouillabaisse », qui fût réalisée uniquement sur commande et de manière exceptionnelle , selon un ancien employé de chez Masse Frères. Rien ne permet d’affirmer que cette assiette fût décorée par mon grand-père.
Mais comme son propriétaire possédait plusieurs pièces décorées par ce dernier, cette possibilité n’est pas à exclure.
Personnellement, c’est la seule fois, ou j’en ai vue une venant de la faïencerie Masse. A coté, vous pourrez découvrir un modèle original de ce décor provenant du livre de Ris-Paquot.

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Voici d’autres pièces qu’il a décorées :

Tout d’abord cette assiette, dont le motif central a été décorée à la plume. A noter aussi, la précision du travail effectué au couteau par le ou la modeleuse, afin d’ajourer l’assiette !

Écuelle en Marseille
Assiette en Marseille fleurs
Présentoir de soupière (N° 2647) en Marseille Fleurs
On retrouve ce modèle dans le catalogue des moules, dont extrait ci-dessous :
Plat en Marseille Fleurs sur fond jaune