Mon grand-père quitte la faïencerie Fourmaintraux pour rejoindre celle de Géo Martel en 1919.

Pourquoi ? Là encore, aucune certitude.
Meilleures conditions salariales ? La personne qu’il a peut-être remplacée pendant la guerre chez Gabriel Fourmaintraux, est peut-être revenue à son poste ?

Toujours est-il, qu’il quitte une faïencerie ou la maîtrise des arts du feu n’est pas une vaine expression, pour rejoindre une autre faïencerie, non moins prestigieuse. Il commencera donc à travailler sur le premier site de cette faïencerie situé rue du pont d’Echau (ou du Pont des Chaux).

Cette photo datant du début du XXème siècle, montre cette rue à l’époque ou Géo Martel vient de racheter la faïencerie Gaëtan Level. A gauche, on aperçoit les murs blancs de la faïencerie;

Comme l’écrit Mme Martel-Euzet, petite-fille de Georges Martel, dans son livre « Géo Martel : Sculptures en faïence » aux éditions du Mont Hulin, ce dernier se définit comme « ne connaissant que de primitifs éléments du métier de céramiste ».
Quand on voit ce qu’est devenue sa faïencerie, notamment dans la première moitié du XXème siècle, on peut dire qu’il a vite appris !
Que sous l’impulsion de ce couple d’artistes qu’étaient Géo Martel et son épouse, leur faïencerie soit devenue un lieu d’échanges, une sorte de « résidence d’artistes », notamment dans les années 1920-1930, n’est pas étranger non plus à cette réussite.
Sans pré requis artistique, sans échange, sans passion, je suis convaincu qu’aucune entreprise, de surcroît artistique, ne peut devenir pérenne. (C’est peut-être une des explications à la lente agonie de l’industrie faïencière desvroise dans la deuxième moitié du XXème siècle. Mais cela est un autre débat et un avis tout à fait personnel).

Confucius résumait bien mieux en disant :

« Celui qui sait une chose ne vaut pas celui qui l’aime et celui qui l’aime ne vaut pas celui qui en fait sa joie ! »

En tout cas, je pense que l’émulation qui devait exister entre Géo Martel et ces artistes, devait inéluctablement rejaillir sur l’ensemble du personnel, dont mon grand-père faisait partie. Bien sûr, intellectuellement, il me plait de croire que ce dernier ait pu croiser certains de ces artistes, au détour d’un atelier.

La deuxième personne que je me devais donc de contacter était Mme Martel-Euzet.
En effet, de cette époque, je possède des pièces décorées dont certaines sont datées et signées de mon grand-père.

Tout d’abord, ce petit à pot à lait daté de 1922. On peut donc penser que ce dernier a été décoré dans la faïencerie occupée par Géo Martel, rue du Pont d’Echau, rachetée à Gaëtan Level en 1900.
Cette assiette datant du 2 septembre 1926 a pour moi une valeur affective inestimable. Ma grand-mère me l’a offerte quand j’ai obtenu mon baccalauréat en 1979.

Elle ne me l’avait jamais montrée auparavant, et je me rappelle lui avoir demandé « tu en as encore d’autres comme cela ? ». Elle a rit, puis m’a répondu : « Peut-être ! ».

Peu de temps après que cette assiette fût décorée, elle épouse mon grand-père à Doudeauville.

En janvier 1927, il décore ce petit moutardier adorable d’à peine 7 cm.
©Archives Privées : reproduction et utilisation interdites

En juillet 1927 né son premier fils : Gilles.
La tirelire à son nom, datant de septembre 1927, démontre à quel point, la formation reçue très tôt chez Fourmaintraux a servi à mon grand-père, tout au long de sa vie.
Si vous ajoutez à cela, un environnement et un enseignement artistique prodigué par Géo Martel et un apprenti ayant quelques prédispositions, alors vous avez de grandes chances de faire éclore un décorateur hors pair.

René Delarue, qui volera de ses propres ailes au sortir de la seconde guerre mondiale, en est l’exemple parfait ! Il n’y a qu’à apprécier ci dessous les deux pièces somptueusement décorées par ce dernier : une potiche et un tableau de carreaux représentant le Gros Horloge de Rouen.

Archives « Musée A la Belle Epoque de la Faïence de Desvres »

©Archives Privées : reproduction et utilisation interdites

Ci-dessus, le plat en Moustiers (Grand Feu) N° de forme 4206 enfonce encore un peu plus le clou : aux dires de ma grand-mère, mon grand-père estimait que c’était sa plus belle pièce. Daté approximativement de 1928, ce dernier n’a alors que 25 ans !!! Sans m’avancer trop, je pense pouvoir dire que peu de décorateurs avaient déjà une telle maîtrise à cet âge, que ce soit sur cru ou sur cuit !

Le décor est inspiré d’une gravure de E. Sadeler d’après une illustration du XVIème siècle représentant « Diane au bain et le chasseur Actéon » inspirée des métamorphoses d’Ovide. Comme souvent les centres faïenciers se sont inspirés de scènes de genres historiques, pour décorer leurs céramiques.

Cela est d’autant plus impressionnant qu’entre mai 1923 et novembre 1924, il part faire son service militaire, au 9ème régiment du Génie à Neuf-Brisach en Alsace. Heureusement, étant déclaré soutien de famille, la durée de son service est réduite (18 mois tout de même !) et de facto, la durée de son inactivité « artistique » aussi !

Après avoir échangé par mail avec Mme Martel-Euzet pour lui faire part de mes recherches, j’ai eu la chance de la rencontrer, ce qui m’a permis de découvrir le travail qu’elle fait pour retracer, préserver et transmettre l’histoire de la faïencerie familiale.

Les différents livres qu’elle a écrits sont le fruit de ce travail, que je qualifie de « bénédictin », car elle semble ne pas avoir été épargnée non plus, par les «disparitions » d’archives.
Au hasard de mes recherches, j’ai eu l’agréable surprise de découvrir des dessins d’études, non pas de mon grand-père, mais de son frère Alfred Boutillier, qui fût aussi décorateur chez Géo Martel durant les années 20. (Je ferai un aparté plus loin le concernant). Un des dessins, représente un ours, qui n’était autre qu’un ours faisant partie du bestiaire créé par Géo Martel.

©Archives Privées : reproduction et utilisation interdites

Cela répondait, au moins partiellement, à une de mes interrogations : à cette époque, comment étaient formés les décorateurs au sein des faïenceries ?
N’oublions pas que le personnel était recruté localement, venant souvent d’un milieu plutôt modeste et n’ayant probablement jamais suivi un seul vrai cours de dessin. D’ailleurs les deux dessins « d’études » ci-dessus, montrent à quel point il fallait partir de la base, pour ces jeunes apprentis complètement novices !
Au travers de ces documents, on sait que Géo Martel dispensait donc des cours de dessins à ses apprentis, comme dans un atelier de peinture.
C’était probablement le meilleur moyen de les « dégrossir », de les « ouvrir » à une certaine sensibilité artistique, et de mieux les « détecter » avant de les confier à un chef d’atelier, aux fins de parfaire leur apprentissage directement sur la matière.
A l’époque, ni les cours professionnels municipaux créés par la ville de Desvres, ni le centre de formation des apprentis (qui verra le jour bien plus tard sous le mandat de Mr Raymond Dufour), n’existe. Chaque faïencerie se devait donc de prodiguer la formation nécessaire à ses apprentis.
Dans un rapport du Conseil Général du Pas-de-Calais (source Gallica), on apprend que : « les faïenceries desvroises dispensent de la formation professionnelle : en 1933, Géo Martel, Vve Francis Masse et Fourmaintraux-Delassus. En 1934 et 1935, seul Géo Martel semble former ses salariés ; on dénombre 9 élèves en 1934 et 10 en 1935 ».

Mais il est évident que dispenser des cours de dessin tels que devait le pratiquer Géo Martel, cela nécessite du temps (donc de l’argent), de la pédagogie et un savoir-faire, qui ne sont pas donnés à tout le monde !
Ma grand-mère m’a souvent dit, que mon grand-père avait gardé un excellent souvenir de cette époque, car outre la formation reçue, la personnalité de Géo Martel l’avait marqué par sa bienveillance vis à vis du personnel.

Mais avant de poursuivre, voici deux assiettes décorées par Alfred Boutillier. Ce dernier est rentré chez Géo Martel début des années 20 et a probablement quitté ce dernier, fin de la décennie, pour aller travailler aux A.P.O. (Aciéries Paris Outreau).

©Archives Privées : reproduction et utilisation interdites
Là encore, je sais que l’influence artistique de Géo Martel a été forte sur mon grand oncle. En effet, ma famille m’a souvent dit, qu’il s’était construit un petit atelier dans sa maison. Il y peignait de manière régulière pour son plaisir, que ce soit des marines sur contreplaqué (difficile de s’acheter de vraies toiles !) mais aussi des lavis à l’encre de Chine.