Dans les histoires orales racontées maintes et maintes fois lors des repas familiaux, il y avait celle d’une cliente américaine qui venait régulièrement à la faïencerie Masse et qui ne voulait que des pièces décorées par « Monsieur BAOTILLIER ». (Les français ont dû mal avec le « r » en anglais, les anglo-saxons ont dû mal avec le « ou » en français !).

Quelques anecdotes à son sujet :

La première : une fois passé ses commandes, cette américaine partait en Italie pour faire réaliser ses draperies en accord avec les décors retenus chez Masse Frères. Essentiellement du Sceaux Anges, mais aussi d’autres décors.

La deuxième : lorsque mon grand-père dans la dernière année de sa vie (il n’a alors que 60 ans !), devait se rendre fréquemment à l’hôpital, une commande fût exécutée non pas par lui, mais par une autre personne de l’atelier.

Une fois la marchandise arrivée aux Etats Unis, cette américaine s’aperçut que le travail n’était pas celui de mon grand-père et a renvoyé le tout à la faïencerie, avec un petit mot d’accompagnement : « Ceci n’est pas le travail de Mr Boutillier, merci de me rembourser ! ».

La troisième : Pour les funérailles de mon grand-père, elle fit envoyer un énorme bouquet de roses rouges, dont ma mère se souvient encore.

De ces anecdotes, j’en ai déduit que cette personne avait du caractère, du bon goût et beaucoup d’humanité. L’avenir me donnera raison !

Mais que le chemin pour retrouver sa trace fût compliqué !

En effet, la seule chose que je savais d’elle, était qu’elle possédait un magasin de décoration à New York et qu’elle se prénommait « Dorothy». Mais chercher une « Dorothy » à New York dans les années 50, c’est comme chercher une « Jacqueline » à Paris à la même époque !

Sur internet, j’allais découvrir que la première moitié du XXème siècle, fût celle de l’éclosion du concept (si connu aujourd’hui) du design d’intérieur ! Celui qui fait que vous donnez vos goûts, et le designer s’occupe de vous décorer, et meubler intégralement votre habitation selon ces derniers. Et si vous n’avez pas de goût bien arrêté, ce dernier se fera un plaisir de vous en proposer, moyennant émoluments …

Aux USA, Elsie de Wolfe fait figure d’icône en la matière. Elle sera le modèle à suivre, pour bien des femmes américaines, souvent issues de l’aristocratie, et qui se lançaient dans le métier la plupart du temps de manière empirique. Nous étions encore loin des écoles supérieures de design…

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C’est lors d’un « apéro-mémoire » dédié à la faïencerie Masse, organisé par le musée de la céramique de Desvres, qu’un ancien salarié m’a dévoilé le nom tant recherché de cette « mystérieuse » cliente américaine : Miss Dorothy McCaulan.

Ayant une mémoire intacte, il donna même le nom de son magasin à New York (Mediterranean Shop) sis 876 Madison Avenue.
Ci-contre, une photo prise au sortir de la 2ème guerre, de l’emplacement du magasin qui se situait au RDC du bâtiment. Malheureusement les descendants n’ont pas réussi à trouver une photo de l’intérieur du magasin.

Devant l’assemblée, il indiqua que lorsqu’elle passait des commandes, mon grand-père travaillait pendant de longues semaines exclusivement pour elle, notamment sur des pièces en décor Sceaux Anges, Marseille et Aprey ci-dessous, vous trouverez d’ailleurs les extraits du catalogue Masse Frères, concernant ces décors, dont les pièces photographiées, ont toutes été décorées par mon grand-père.

Il me confirma aussi avoir été témoin, de ce que j’avais toujours entendu par ma grand-mère.

Lorsque Dorothy McCauslan venait à la faïencerie (elle y vint régulièrement), après avoir été accueillie par Jacques Masse en personne, immédiatement après, elle allait saluer mon grand-père dans son atelier et serrer la main des décorateurs ! Ensuite, elle remontait dans le bureau de direction pour passer ses commandes.

J’ai maintes fois imaginé cette scène, entre une personne venant de l’aristocratie américaine (portant belle tenue et grand chapeau ! toujours selon cet ancien adjoint de direction), en train d’échanger quelques mots en français avec mon grand-père dans cet atelier « empestant » l’essence térébenthine, et probablement mal ou peu chauffé (elle venait souvent à la sortie de l’hiver) !

Ou quand "Madison Avenue" vient à la rencontre de la rue des Potiers !!!

J’apprendrais par M. Christian Masse, bien qu’adolescent à l’époque, que cette cliente était tellement importante, qu’elle était reçue à déjeuner « toute argenterie dehors », dans la maison familiale de La Hêtraie. Elle restait souvent deux ou trois jours sur place.

Il se souvient encore d’un personnage haut en couleur, d’une grande exigence mais qui lui offrait des cadeaux « Made in USA », comme des gants de base-ball !

Ci-dessous, vous pourrez admirer la Hêtraie, somptueuse demeure où a habité la famille de Jacques Masse, probablement au sortir de la deuxième guerre mondiale et ce, jusqu'au début des années 80.

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Je profite de l’évocation de ces souvenirs, pour indiquer que fin des années 40/début 50, l’autre sœur de mon grand-père, Simone, a travaillé comme femme de ménage, au service de la famille de Jacques Masse.

Ensuite, elle a travaillé comme « couseuse » de sacs en toile de jute, qui servaient à obtenir des galettes. Ces dernières étaient ensuite transformées en pains de terre, destinés à alimenter les ateliers d’estampage et de tournage.
Ci-contre, l’atelier « presse-filtre» avec les sacs en toile de jute.

Miss McCauslan logeait à l’hôtel « La liégeoise » à Boulogne sur Mer (il faut dire qu’à Desvres, en ces années 50, il eut été probablement difficile de lui trouver un hôtel du standing de celui du Ritz, quand elle descendait à Paris !).
Et le matin, c’était le chauffeur de la faïencerie, qui allait la chercher à son hôtel !
Ci-contre une photo des années 50 de l’hôtel en question, situé à coté du théâtre.

Une de ses exigences m’avait surpris : en effet, Dorothy McCauslan voulait que la faïence soit emballée et expédiée dans des tonneaux en bois !!!
Pas un seul instant, je n’aurais pu imaginer cela. Mais à y réfléchir, cela présente un avantage indéniable. En effet, un enfant ne peut pas porter une caisse de 50 Kg par contre il pourra faire rouler un tonneau d’un poids équivalent !
Or dans le magasin new-yorkais, il n’y avait que des femmes, et donc cela résolvait en grande partie la problématique de la manipulation lors des arrivages !
Pour la petite histoire, ces tonneaux en bois étaient achetés d’occasion, par adjudication, à la Poudrerie Nationale d’Esquerdes fermée en 1970. Ils contenaient au préalable du nitrate d’ammoniaque ! Poudre et faïence : mélange détonnant, ou pour le moins étonnant !

Autre de ses exigences, outre qu’elle ne voulait que du « Mr Boutillier », était par exemple qu’elle ne voulait pas de « trou à la bride ». En effet les assiettes n’étaient pas faîtes pour être accrochées au mur de ses clients !
Tous les services de vaisselle, étaient destinés à l’aménagement et prenaient donc un caractère « utilitaire », dans les maisons, appartements, de ses propres clients qui pouvaient se payer à l’époque, ce service clé en mains !

Tout cela était fort intéressant, et j’ai essayé d’en savoir plus en allant à la source. C’est à dire en cherchant à prendre contact avec les descendants potentiels.
Très vite, j’allais apprendre qu’elle ne fût jamais mariée et qu’elle n’eut pas d’enfant. (Elle eut un fiancé, mais ce dernier fût tué durant la première guerre mondiale).

J’ai donc dû me débrouiller seul, ou plutôt, en contactant une chercheuse en généalogie à New York : Mrs Elizabeth McCall. En tombant sur elle, j’ai eu beaucoup de chance, car immédiatement elle a pris les choses en mains, trouvant mon histoire peu banale, ou pour le moins : « so frenchie » !

Après de longs mois de recherches, deux petites nièces de Miss McCauslan m’ont contacté.
Grâce à elles, j’ai pu découvrir à quel point dans leur famille, même encore aujourd’hui, leur « grand-tante Dorothy » les avait marquées.
Elles m’ont bien confirmé que son métier était toute sa vie. Elle habitait d’ailleurs non loin de son magasin situé sur Madison Avenue, afin d’être rapidement sur place.
Grâce à Elizabeth, nous savions qu’elle venait fréquemment en Europe, parfois en avion mais le plus souvent en bateau. (Les archives américaines possèdent toutes les dates exactes de tous les départs et de toutes les arrivées de leurs ressortissants et ce, depuis très longtemps).
Nous avions ainsi pu apprendre, qu’elle passait la plupart du temps par Southampton et Cherbourg (ces deux ports étaient d’ailleurs les lieux principaux de sortie des marchandises exportées, et donc de la faïence desvroise, vers les USA !).
Une des petites nièces m’a d’ailleurs indiqué que sa grand-tante privilégiait le bateau car bien évidemment une grande partie de l’aristocratie voyageait ainsi ! Les traversées étaient encore longues à l‘époque (7 jours environ), et étaient donc le meilleur moyen de se faire un carnet d’adresses, autour d’une tasse de thé ou d’une coupe de champagne, selon les goûts… Dans son carnet d’adresses, beaucoup de personnalités politiques, du monde du spectacle, mais aussi des industriels de la côte Est des États-Unis. Ce carnet d’adresses devait être d’autant plus fourni qu’au sortir de la guerre, Miss McCauslan logeait à l’Allerton House qui était un hôtel new yorkais réservé exclusivement aux femmes d’affaires !
Et probablement aussi, obtenir des « bons tuyaux » sur les entreprises, salons, foires et artistes européens !

Je n’ai pas réussi à savoir avec précision ce qui avait amené Dorothy McCauslan à se tourner vers ce métier. Mais il semblerait qu’elle fût secrétaire dans les années 20, dans le cercle intime de Violet Oakley. Cette dernière fût une artiste majeure de la première moitié du XXème siècle, mais aussi une femme engagée, militante féministe au sein du mouvement « New Woman ». Elle voyagea pour de très longues périodes et à de très nombreuses reprises en Europe, que ce soit en Angleterre, en France, en Espagne notamment à Tolède et surtout en Italie notamment à Florence. Dorothy McCauslan a participé à au moins un de ces périples. Quand cette dernière pris la décision de voler de ses propres ailes, il y a fort à parier que l’influence, les contacts, les expériences vécues pendant ces périples ont influé sur son destin. Le nom de « Mediterranean Shop » en est la plus parfaite illustration.
Par les enregistrements de ses voyages, j’appris qu’elle passait par Naples, qui est un centre céramique de grande renommée (certains de ses céramistes ont été récompensés aux mêmes expositions universelles que Fourmaintraux !)
Lors d’un voyage à Naples, j’ai d’ailleurs pu visiter l’église San Michele, sur l’île de Capri, dont le sol est entièrement recouvert de faïence représentant le Paradis Terrestre. Il ne serait donc pas étonnant qu’elle eût trouvé son bonheur, aussi dans cette si belle région d’Italie, riche de ses céramistes réputés ! Ni qu’elle m’eut précédé dans cette visite incontournable, pour qui aime la céramique !

Imaginez une petite église baroque au plan octogonal, dont le sol est entièrement couvert d’un pavement polychrome en faïence napolitaine, réalisé par Leonardo Chiaiese en 1761 à Naples. On en fait le tour sur un rebord de bois, longeant les murs.

Elle se rendait aussi en Espagne, dans la région de Tolède dans les villages mondialement connus pour leurs céramiques : Talavera de la Reina, ainsi que celui de El Puente de Arzobispo.

Mais son coup de génie, fût d’avoir anticipé l’avenir des « lieux de villégiature où l’aristocratie américaine aimait à se retrouver loin du monde ! » suivant l’expression consacrée. Elle ciblait ainsi une clientèle fortunée qui pouvait se payer ses services. On y retrouvait notamment des personnalités comme Kennedy, Roosevelt, Rockefeller pour ne citer qu’eux..
J’ai appris par sa famille qu’en été, elle ouvrait des magasins éphémères  ou show-rooms dans des stations balnéaires aussi huppées que les Hamptons, Sea Island Georgia ou Northeast Harbour. (c’était pour cela qu’elle venait souvent au sortir de l’hiver à Desvres, afin de pouvoir approvisionner ses magasins « estivaux » juste avant la pleine saison.

Aujourd’hui cela peut paraître presque « banal », mais au sortir de la deuxième guerre mondiale, c’était assez novateur et bien senti !
J’ai contacté le service historique des Hamptons, et avec beaucoup de chance, je tombais sur une francophile qui m’a envoyé en moins d’un quart d’heure, des extraits d’un journal local de l’époque (East Hamptons Star) avec des publicités pour le « Mediterranean Shop » !

Grâce à cette publicité datant de juillet 1952, je trouvais enfin l’endroit ou Dorothy McCauslan partait, une fois ses commandes passées à Desvres, afin de faire tisser ses draperies (draps, tentures, linge de maison) en accord avec les décors commandés.

Elle se rendait donc à Florence ! Centre mondialement connu pour la qualité de son industrie du tissu mais plus globalement pour la diversité et le savoir-faire de ses artisans. Il reste aujourd’hui trois anciennes entreprises qui fabriquent encore des draperies de haute qualité sur mesure, mais aussi des soieries anciennes pour les musées, les palais privés ou les entreprises du luxe.
Malheureusement, la mondialisation n’a pas épargné non plus Florence et bon nombre de ses fabriques ont disparu durant les cinquante dernières années !

Autre interrogation pour laquelle, je n’ai pas eu de réponse exacte : comment avait-elle connu Desvres ?

Par son carnet d’adresses ? Par une foire internationale ? Par un salon d’art ? Par la presse ? Par du démarchage commercial ? En se rendant dans le quartier de la rue paradis à Paris, dans la salle d’exposition de Maurice Renaud et ensuite celle de Mme Regnault ?
Car il semblerait que la collaboration avec la faïencerie Masse commença juste après la deuxième guerre mondiale, et ce jusqu’à la fin des années 70. (Dans les années 90, le magasin « Mediterranean Shop » existait toujours sur Madison Avenue, mais appartenait à d’autres propriétaires, et il n’y avait plus de collaboration entre les deux sociétés depuis bien longtemps, et pour cause !).
Ce qui est certain, c’est qu’elle fréquentait assidûment la rue paradis à Paris. Cela m’a été confirmé par Mr Christian Masse.
En outre, j’ai réussi à savoir qu’elle commandait de somptueuses céramiques (pièces uniques comme cette représentation de la cité de Carcassonne datant de 1969) à un couple de peintres faïenciers parisiens : Bruno de la Morinerie et Françoise Jullien.

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Spécialistes de la technique de l’entubage (aujourd’hui quasiment disparue), celle-là même qui donne vie aux motifs en renforçant leurs lignes grâce à ce relief créé par la main de l’artiste. La liste de leurs clients est fameuse : outre l’hôtel Raphaël, la brasserie Lipp, le Ritz ou le Gray d’Albion à Cannes, l’hôtel Dorchester à Londres, le château d’Yquem.
Or, Mr de la Morinerie m’a indiqué qu’ils étaient rentrés en relation commerciale tout à fait par hasard, lors du premier Salon des ateliers d’art de Paris, organisé à l’époque, porte de Versailles.
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Dorothy McCauslan, fatiguée d’arpenter les allées du salon, a demandé à se reposer au stand tenu par ce couple. Comme quoi, une entrée en relation commerciale tient parfois à bien peu de choses ! A noter : au centre figure un panneau similaire à celui de Carcassonne, représentant St Malo !
Mais cela prouve combien cette américaine avait le « flair », le goût du beau ! Tout en se reposant, et contemplant le stand, elle a probablement dû se rendre compte à quel point ce couple d’artistes, déjà repéré par Roche-Bobois, pourrait répondre aux attentes de sa clientèle fortunée, et non des moindres.

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En effet, M. de la Morinerie m’a indiqué qu’ils avaient aussi décoré et vendu, via Miss McCauslan, de nombreux œufs en faïence très appréciés, entre autres, de la famille Kennedy et de leurs enfants ! Les activités du « Mediterranean Shop » étaient tellement prospères, que Dorothy McCauslan leur demandait parfois des expéditions par avion, afin de répondre à la forte demande !

Ainsi grâce aux goûts de cette américaine, de très nombreuses faïences de Desvres ont été importées aux USA, et associées à tout ce qui se faisait de mieux en Europe au niveau des artisans d’art, contribuant ainsi à renforcer la notoriété de la faïence desvroise à travers le monde. Il me plaît aussi d’imaginer, que des pièces de faïences décorées par mon grand-père trônent aujourd’hui encore, dans de belles demeures américaines !